Histoire
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé Lamartine.
Tic tac. En un battement de cils, elle n'a vu pas sa vie défiler. Le temps poursuit son inexorable course, vingt-neuf ans. Déjà, se dit-elle souvent. Son esprit s’envole, songeant à ce qu’elle a été. D’après les récits enflammés de ses deux parents, ils ont eu peur le jour de sa naissance. Trop tôt, prématurée, elle devait naître aux Etats-Unis. Les parents, sur la terre natale, la belle Sardaigne, à Taormine, passait du temps en famille. Les premières contractions, frayeur. Accouchement en urgence, séparée de sa mère pour aller en couveuse. Ils racontent encore aujourd’hui que c’est l’un des sentiments les plus atroce que l’on puisse vivre : être priver de son enfant tout juste né. Il a fallu rester sur place plus longtemps, un mois exactement avant que les poumons de Presley soient assez mature et qu’elle puisse supporter un retour en avion. Toute une histoire, ils vous le diront. Pourtant, ils étaient loin d’être au bout de leur peine.
La petite brune est une excellente élève, appréciée de sa maîtresse, elle est la petite première de la classe. Elle voit le ventre de sa mère s’arrondir au fil des mois, les enfants ne sortent-ils pas des choux ? Terrible désillusion, aussi déchirante que de savoir que le Père Noël n’existe pas. Elle a alors sept ans quand la famille s’agrandit. Un petit garçon. Son petit frère. La jalousie est un vilain défaut, une véritable peste à partir du moment où ses parents passent du temps avec le petit dernier. Qui peut lui en vouloir ? Comment comprendre à sept ans ? Il a fallu bien des années avant de ranger la hache de guerre, ou plutôt la diriger vers le véritable ennemi.
Le jeune garçon prend de l’âge, tout comme sa sœur. Il n’est pas en grande santé : maigre malgré un appétit dévorant, plus petit que la plupart des autres garçons, il tousse en permanence, toujours fatigué et des maux de ventres qui le font beaucoup souffrir. Presley voit son petit frère mal en point, les parents consultent. Il a fallu des mois de parcours médical, entre stress et passages aux urgences pédiatriques, pour qu’un diagnostic soit posé. Très lourd diagnostic. Mucoviscidose, il avait neuf ans à l’annonce. Paradoxalement, malgré la douleur et le coup de poing, Presley a trouvé ce qu’elle comptait faire de sa vie. Impuissante face à la maladie de son frère, elle décidera de mettre sa vie à sauver celle des autres, d’aider son prochain dans les pires instants. C’est ce frustrant sentiment de ne pas avoir le pouvoir d’agir qui a lentement fait sa course, pour la mener à des études de médecine. Elle aussi aura, un jour, la très grande fierté de réciter ce serment d’Hippocrate si symbolique de sa motivation profonde de devenir médecin.
Inutile de préciser que son frère, c’est toute sa vie. Un lien unique et indescriptible lie les deux enfants de cet étrange famille aux origines d’outre-Atlantique. Leurs deux parents, malgré de très grands efforts, ne sont pas plus très présents après la majorité de Presley. Elle prend d’ailleurs son frère sous son toit, elle concilie alors deux vies. Etudiante et presque mère pour son petit frère malade, d’où le fait qu’elle sacrifie énormément pour pouvoir tout gérer. Sa vie amoureuse. Des sorties. Des loisirs. Il le faut. Qui le ferait à sa place ? Cependant, elle essaye de ne pas en vouloir à ses parents, diriger une grande multinationale n’est pas facile tous les jours. Des années que cela dure, elle serre les dents quand elle se sent craquer et repart. Brancher son frère à l’oxygène, gérer les traitements, l’aider dans ses soins quotidiens. La difficile tâche de l’aidant naturel. Il est faible, aussi fragile qu’une feuille de papier. Le placer en structure adaptée le temps qu’elle termine ses études serait largement envisageable et soulagerait beaucoup Presley, surtout que ce n’est pas sur le plan financier que cela poserait un problème. Seulement, la conscience de Presley en prendrait un sacré coup. Elle se refuse de le voir partir, même qu’il puisse mourir lui déchire les entrailles. Passer du temps avec lui, quoi qu’il arrive le plus de temps, jusqu’à son dernier souffle.
Il a fallu qu'une après-midi à la bibliothèque de l'université d'Austin pour qu'elle puisse enfin lever un peu la tête de ses livres et de son parcours. Ce professeur maladroit au sourire qui lui colle encore cet air béat. Alistaire. On peut presque parler d'une évidence entre eux. Sans vraiment sans rendre compte, ni réfléchir, ils forment aujourd'hui un couple qui plie mais se relève. Son brun lui a annoncé récemment qu'il était muté sur une île en Norvège, à l'autre bout du monde. Elle a été profondément stressé par cette annonce. Il était pour elle, complètement inenvisageable de le quitter. Jamais, pas une seule seconde. Après de longues discussions avec Barry, il est heureux de venir vivre en Norvège. Il prend ça comme un jeu et elle admire tellement cette légèreté d'esprit qu'il a toujours eu. Son homme part donc devant sur Skëlton. Elle veut au moins avoir les résultats de sa thèse et de l'oral, celui qui déterminera sa vie professionnelle. Plusieurs jours après le départ d'Alistaire, il arrive une tragédie. En revenant d'une sortie, elle découvre Barry inanimé dans son appartement. Rien. Elle n'a rien pu faire. Il était déjà mort à son arrivée, son monde s'écroule. Même s'ils s'étaient dit adieu une centaine de fois, elle n'a pas pu supporter de ne pas avoir été là. Ses mains encore chaudes, elle a fermé ses yeux et c'était le noir. Ses parents mis au courant, ils ont pris le premier avion pour Austin. Sous l'incommensurable chagrin, elle a pris la décision de taire l’événement à Alistaire. Elle ne voulait pas le faire revenir de Skëlton. Elle voulait lui épargner son état, de la voir ainsi. Un choix par amour. Voilà plus de deux semaines qu'elle fait bonne figure au téléphone et par SMS, elle a toujours une excuse pour éviter Facetime. Elle a de plus en plus peur d'avoir fait le mauvais choix mais elle l'assumera quand le moment viendra. Barry est incinéré et elle récupère les cendres, qu'elle dispersera à Skëlton afin qu'il soit toujours au plus proche d'elle ainsi qu'il l'a toujours voulu. Le fait qu'elle devienne enfin médecin a une toute autre saveur sans lui. Le temps de boucler toutes ses affaires, entre deux crises de larmes toute seule, et elle sera là. L'idée de serrer Alistaire dans ses bras l'obsède.
Tic, tac. Elle compte les jours, maintenant.